Sous des dehors de paix retrouvée, le Burundi n’est pas encore remis des séquelles d’une année électorale 2015 pour le moins agitée. Après des batailles politiques pré et post-électorales à « l’arme chimique », l’air n’a toujours pas été décontaminé de ses toxicités ethniques. C’est dans cette atmosphère que les Burundais s’apprêtent à commémorer le 45ème anniversaire des « événements de 1972 ». Déclenchés le 29 avril avec l’incursion meurtrière dans le sud-ouest du Burundi de « rebelles » équipés, pour la plupart, d’armes blanches, ces événements virent en l’espace de quelques mois plus d’un millier de civils tutsis massacrés et, dans la répression sanglante et disproportionnée qui s’ensuivit, près de deux cent mille Hutus enlevés et sommairement exécutés[1]. Absents des manuels scolaires, éludés par la recherche académique, les récits et les leçons de cette tragédie se transmettent d’une génération à une autre par les circuits souvent graisseux, glissants et déformants de la mémoire. Dans ses clivages et son commerce de gros, cette mémoire tend à effacer les nuances et simplifier les analyses. C’est dans ce magma que s’est perdue l’histoire particulière de la zone de Muyebe, à Bubanza, au nord-ouest de Bujumbura.
En 1972, les violences déferlèrent dans cette petite circonscription de la commune de Musigati avec un ordre de séquences et un systématisme différents de ceux observés sur toutes les nombreuses autres scènes de crime. Au-delà du séquencement, ce qui s’est produit à Muyebe souligne surtout les logiques exterminatrices qui s’actionnent tant avec les replis qu’avec les offensives "sécuritaires", derrière le mobile illusoire de « l’auto-défense ». Victimes et bourreaux ne font plus qu’un. C’est un mémoire de fin d’études en Histoire[2], produit, publié et présenté en juin 2016 par M. Patience Koribirama, avec l’appui du Centre d’Alerte et de Prévention des conflits (CENAP), qui fait sortir un peu plus de l’anonymat le drame de la zone de Muyebe.
Au Burundi, la culture populaire, qui dédaigne les nuances, découpe la folie meurtrière de l’année 1972 en deux séquences : d’abord le massacre de Tutsis, sur quatre jours, confiné dans le sud-ouest du Burundi, ensuite une campagne de liquidation et d’expropriation des hommes (étudiants compris) hutus instruits, sur plusieurs mois et à travers toutes les régions du pays. Par endroits, la réalité est plus nuancée. Le film de la tragédie de 1972 dans la petite localité de Muyebe est un de ces cas qui démentent ce schéma simplifié à deux étapes.
Alors que la nouvelle de la traque et de l’élimination des Hutus avait commencé à filtrer à Muyebe, plusieurs de ses habitants hutus, sur le qui-vive, furent intrigués par les va-et-vient incessants et inhabituels de leur Chef de Zone, André Ndayizeye, entre Muyebe et le chef-lieu de la commune de Musigati. Un jour, un « groupe de jeunes » l’intercepta à Bubenga, près de Dondi, et le somma de lui donner les documents en sa possession. « Les jeunes gens tombent à leur grande surprise sur une liste de cent et une (101) personnes hutu de la zone Muyebe avec comme entête : Liste des personnes à arrêter à Muyebe. Le numéro un de la liste est un certain Sylvestre Buhiri qui était à l’époque conseiller communal de la commune Musigati et habitait Muyebe. (…) Le chef de zone André est alors embarqué au chef-lieu de la zone Muyebe par le groupe des jeunes Hutu pour le dénoncer publiquement à toutes les personnes figurant sur la liste. Arrivé sur les lieux, la tension monte et ‘les candidats à la mort’ qui figuraient sur la liste décident de se venger contre les Tutsi avant qu’ils ne soient tués (sic) par les autorités de la province. »[3] Les recherches de l’étudiant mémorant chiffrent à 18 le nombre de personnes assassinées dans ces circonstances : 17 Tutsis, y compris le Chef de Zone André lui-même ainsi qu' « un Hutu qui se faisait passer pour un Tutsi »[4] . « Dans le même temps », poursuit l’auteur du Mémoire, ils détruisirent les deux ponts donnant accès à leur zone « pour empêcher toute intervention de l’armée ». Le récit du déroulement de la répression qui suivit n’est pas moins lugubre. L’armée burundaise aurait dépêché des unités sur les lieux, les unes héliportées faute d’accès possible par véhicule, les autres au sol, qui durent commencer par réparer les ponts détruits. « Arrivée à Muyebe, l’armée aurait commencé à déterrer les corps des Tutsi tués pour les compter avant de commencer l’opération en bonne et due forme. (…) Des opérations militaires systématiques appuyées par des hélicoptères ont littéralement décimé les Hutu de la zone Muyebe où l’on estime que plus de ¾ de la population a été rasée. Tous les témoignages dans leur diversité ont rappelé l’ampleur exorbitante des dégâts humains causés par cette répression[5]. » Des mises en garde et des menaces de mort auraient même été adressées à tout habitant des zones frontalières qui offrirait un abri à un habitant de Muyebe.
L’épisode de Muyebe a été reconstitué avec les récits recueillis par M. Patience Koribirama auprès de personnes, adultes et résidents de la commune Musigati au moment des faits. Il a été complété à l’aide de la documentation rare sur le même sujet[6]. Les faits rapportés soulèvent plusieurs questions, sans réponse dans l’ouvrage. Qu’à cela ne tienne, ils témoignent une fois de plus de la psychologie complexe et perverse des acteurs burundais de violence sur les scènes de génocides "réciproqués". Ici, le fameux « triangle de Karpman » aux trois pôles dynamiques et interchangeables (bourreau, victime, sauveur) est sans application. Les pôles fusionnent. Dans l'esprit comme dans les actes, les statuts se confondent et s’embrouillent avec perfidie. Le bourreau agit en se drapant dans un rôle tantôt de victime, tantôt de sauveur. La victime communie avec le bourreau dans le supplice d’une autre victime et dans cet instant, s’identifie plus au bourreau qu’à la victime, etc. Au final, le drame fermente dans l’humanité reniée à la victime, traitée en bourreau, réel ou potentiel, par sa simple naissance, sa descendance.
Créée en mai 2014 et lancée officiellement en décembre de la même année, la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) du Burundi est chargée d’enquêter sur les violences graves et traumatiques du passé. Sa mission ultime et fondamentale consiste à lancer la dynamique et le chantier d’une réconciliation profonde et durable. Son champ spatial et temporel (46 ans: 1962-2008 !) de compétence est semé de crimes, d'agonies et de douleurs. Lors de ses audiences publiques, des milliers de Burundais reconnaîtront sans doute leur propre vécu dans les récits d’infortune qui se succéderont, tant ils se ressemblent. Mais un siècle entier ne suffirait pas à la CVR pour écouter et absorber avec patience et compassion le conte des malheurs de toutes les victimes de violences et d’injustices du pays. Un tri ingénieux et stratégique s’impose.
La rétrospection doit surtout permettre d’apaiser le présent et non de lui tendre des embuscades. Elle doit aplanir la voie du futur. Au-delà de leurs vertus cathartiques, les récits et les confessions publics à privilégier devant la CVR devraient être ceux qui encouragent le mieux les Burundais à une démarche d’introspection et d’analyse de leur propre conscience, sans hypocrisie et dans ce qu’elle peut exprimer de positif et de négatif par la pensée et par les actes. Car à force d’infortunes graves, traumatiques et répétées, sans recours ni secours possibles, les normes de valeurs se déplacent imperceptiblement et s’inversent. Des comportements déviants sont pris en modèles. Le menteur est « intelligent ». L’honnête, le généreux sont « bêtes ». La violée est coupable. A la longue et par une sorte de chirurgie esthétique de la conscience, ces dérives se compensent chez certains en spiritualité expiatoire, creuse, mécanique, cosmétique et ostentatoire, en taciturnités morbides, etc.
Parallèlement, la CVR gagnerait aussi à revisiter les phénomènes et les faits d’hier qui peuvent éclairer les enjeux de gouvernance et de réforme institutionnelle, les influences géopolitiques, etc. En tout, la narration des faits ne doit pas servir les penchants inquisiteurs, les commandes expresses de réquisitoire à visée politicienne et démagogique. Elle devrait servir à identifier et comprendre les pensées, les esprits et les mécanismes qui sous-tendent les maux vécus qui se reproduisent à l’infini, en changeant de costume et de masque. Enquêter dans le but de nommer et d’accuser n’est pas vain, sans doute. Mais chercher en plus à comprendre est ce qui fera que la CVR ne soit pas un Tribunal de l’Inquisition. Par exemple, enquêter sur le coup d’Etat de 1993 ne doit pas avoir pour seul but d’identifier les méchants à envoyer à la potence. Il doit aussi aider à connecter ce Coup à l’onde de choc, réelle ou présumée, que fut la tentative de putsch du 13 mai 2015.
Ce 29 avril 2017, les « événements de 1972 » reviendront sur le devant de la scène. Ce ne sera que justice. Un 45ème anniversaire, certes, mais pas une 45ème commémoration officielle, ce tournant de l’histoire restant marginalisé des célébrations nationales. Sans surprise, les circonstances politiques du moment donnent des ailes à ceux qui, hélas, tentent de plus en plus, sous les roulements de tambours, de cultiver une mémoire des événements de 1972, rancunière et vengeresse, bipolaire et manichéenne à dessein. Cette culture de la mémoire, au pesticide cancérogène, la rend vaine. Elle ne prolonge pas la vie du Burundi. Elle prolonge sa mort.
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