Tuesday, June 16, 2020

Le Burundi dans le compte à rebours de Malthus, Octobre 2017


A l’échéance d’un nouveau recensement, le Burundi compte ses bouches à nourrir, morcelle, laboure et ensemence ses terres de plus belle. Sous la pression démographique, elles sont de plus en plus exigües, de moins en moins nourricières(1) . 

Aujourd’hui, 11,5 millions(2) d’habitants se compriment sur ce territoire de 27.834 km2 où l’agriculture traditionnelle emploie encore plus de 90% de la population active. Pourtant, les exploitations foncières n’ont guère plus que 0,50 ha de superficie moyenne. En 2050, elles se seront littéralement miniaturisées alors que 26 millions de Burundais en attendront leur pitance. A tout point de vue, le « Petit pays » de Gaël Faye s’offre en souris de laboratoire à la thèse de Malthus : une population qui s’accroît au-delà de ce que les ressources de son pays peuvent supporter court à sa perte. Heureusement, le malthusianisme a ses contradicteurs. Les gains de productivité, la qualité des ressources, les progrès techniques pallient l’accroissement de la population. Transposée à un pays agraire, cette alternative presse chaque are à rendre des comptes sans cesse améliorés : produire plus, nourrir plus, loger plus, … Pour le Burundi, c’est un appel à une réforme en profondeur de sa gouvernance foncière. Mais celle-ci est tributaire d’un leadership politique figé dans des maux systémiques et endémiques. Sous le tic-tac de la bombe démographique, l’étau malthusien se resserre.

Au XVème siècle, les solutions du Roi Ntare Rushatsi Cambarantama aux problèmes d’espace du Burundi étaient au bout de sa lance. Ces temps sont révolus. Six siècles plus tard, les migrations internes arrivent au bout de leur capacité à ménager les équilibres démographiques. Les techniques culturales retardent de moins en moins la dégradation des sols. En novembre 2014, lors des derniers états généraux tenus sur l’agriculture et l’élevage, le Gouvernement burundais tirait déjà lui-même la sonnette d’alarme : « 85% des ménages font quotidiennement face à une insécurité alimentaire. (…) Les rendements et les productions végétales, animales et halieutiques affichent toujours une tendance baissière et ne parviennent plus à couvrir les besoins nutritionnels et financiers d’une population en perpétuelle croissance »(3) . Le logement est dans la même spirale. En 2008, la « lettre de politique nationale de l’habitat et d’urbanisation » adoptée par le Gouvernement burundais s’est engagée à ce que chaque année, 855 hectares de terrain soient aménagés et 26.000 logements construits. Entre 1995 et 2015, les deux sociétés immobilières publiques du Burundi (SIP, ECOSAT), qui ne construisent plus de logements, avaient loti et viabilisé 8.216 parcelles, soit en 20 ans, moins du tiers des logements à produire en une année.

Les statistiques tendancielles alarmantes sont nombreuses. Mais le plus paradoxal et préoccupant est le fait qu’en dépit de cela, l’Etat burundais reste prodigue dans la gestion de son patrimoine foncier. Sans recul ni vision à long terme, il reproduit les pratiques coutumières et consuméristes du ménage familial traditionnel burundais. En « bon père de famille », il assure un rôle social distributif, à la demande. En chef et gagne-pain du ménage, il vend ou fait louer ses terres dans une posture passive, à la demande, sans compte de résultat ni référence à un plan social ou un « business plan ».

Les années passent et les terres se raréfient. En 2001, une enquête conjointe du Gouvernement du Burundi et du Haut-commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) a évalué à seulement 141.445 hectares la superficie des terres de l’Etat encore libres et habitables. Cela correspond approximativement à la taille de la petite province de Karusi. Depuis, seize ans ont passé et nul ne saurait dire ce qui en reste. Depuis octobre 2014, un inventaire des terres de l’Etat financé par l’Union Européenne (U.E.) est en cours. L’augmentation des mesures d’« expropriation pour cause d’intérêt public » n’est pas pour rendre optimiste. Entre 2006 et 2012, les subsides publics votés par l’Etat pour le paiement des indemnités aux expropriés sont passés de 500 millions de FBU à 4,5 milliards, soit une hausse de 900 %(4).

Des initiatives foncières clés victimes de l’apathie gouvernementale

En 2012, l’U.E. avait apporté une aide technique et financière substantielle à l’Etat du Burundi. Pour l’aider à maîtriser sa gestion de l’espace, l’U.E. avait financé l’élaboration de « schémas provinciaux d’aménagement du territoire » (SPAT). Ces schémas ont été obtenus au bout d’un travail fastidieux d’analyse détaillée de la situation et du potentiel économique et social de douze provinces(5) . Les SPAT proposent un découpage et une distribution spatiale des fonctions productives dans chacune de ces provinces. Sur une multitude de cartes, ils marquent les zones à aménager pour les habitations, les productions vivrières diverses, l’élevage, les forêts, les boisements et parcs, les équipements et infrastructures publics (routes, ponts, etc.), la production d’eau, etc. Une fois officiellement approuvés, ces schémas devaient faire évoluer l’Etat d’une gestion foncière passive vers une gestion active, préventive et anticipative. L’Etat aurait ainsi inscrit sa gestion foncière dans une prévoyance à long terme. Il aurait réduit drastiquement les nombreux préjudices de la navigation à vue et les pièges d’une action en mode d’urgence. Aujourd’hui, ces douze schémas se morfondent dans des fonds de tiroir, sans emploi et nul ne sait apprécier dans quelle mesure, cinq ans après leur élaboration, ces schémas restent valables ou compromis sur le terrain.

L’ironie de la situation est qu’en poursuivant ainsi sa gestion du patrimoine foncier sans boussole, l’Etat burundais se condamne lui-même, d’une main à payer de plus en plus cher des indemnités pour des expropriations fatales, ce afin de récupérer des milliers d’hectares de terres qu’il a, de l’autre main, cédés sans rigueur.

Depuis sept ans, la question foncière est quand même au centre d’une activité normative continue, propulsée par la prolifération des conflits. Le code foncier promulgué en 2011 a décentralisé et assoupli la procédure pour faire enregistrer et juridiquement sécuriser les droits de propriété sur une terre. Aujourd’hui, 50 communes sur 119 sont dotées d’un « service foncier » habilité à délivrer des « certificats fonciers » à un coût accessible aux petites bourses. La création des services fonciers à l’échelle des communes est l’une des plus importantes percées faites par le droit foncier burundais sur ces trente dernières années. Néanmoins, la pérennité de cette réforme est mise en péril par les nombreuses imperfections techniques qui entachent les services livrés et la précarité des moyens financiers garantis pour poursuivre l’aventure. Soutenus par de maigres subsides publics(6) et par leurs propres recettes, ces services fonciers peinent en outre à attirer la masse des propriétaires fonciers. Initialement lancée avec le soutien financier et technique, fort et enthousiaste, de la coopération suisse et de l’Union Européenne, la réforme foncière en cours, bien que salutaire, ralentit et vacille. A terme, elle risque un retour au point de départ.

2020, 2050 : Deux horizons, deux ADN politiques

Des trois pays d’Afrique les plus densément peuplés, le Burundi est le seul dont le gouvernement ne consent encore à aucun investissement consistant pour faire de la qualité de sa gouvernance foncière une de ses issues de sortie du piège malthusien. Son approche désarticulée de la question et les ressources financières dérisoires qu’il y consacre en sont les preuves les plus éloquentes. Pourtant, loin d’être technique et périphérique, comme le gouvernement semble le croire, le sujet est hautement politique et central. La sécurité alimentaire et humaine des Burundais, leur logement, la capacité de l’Etat à booster les investissements, à réduire sa dépendance de l’aide extérieure, et biens d’autres intérêts vitaux en dépendent.

A court, moyen et long termes, la mauvaise gouvernance foncière a des conséquences incalculables, directes et indirectes, sur la stabilité politique, sociale et économique du Burundi. Elle laisse la force imposer sa loi dans la course aux terres, aux dépens des plus démunis et de l’Etat. Elle appauvrit et affaiblit l’Etat, à force de lui faire perdre les moyens de rentabiliser son patrimoine foncier. Elle concourt à mettre dans la rue des milliers de jeunes sans terres et sans emploi. Entre les recensements de la population de 1979 et 2008, le nombre de ménages à Kamenge s’est multiplié par onze. Pourtant, cette zone ne s’est pas agrandie proportionnellement, ni en surface ni en hauteur. Au cours de l’été 2014, Kamenge fut l’un des trois quartiers les plus durement frappés par une épidémie de choléra. Deux ans plus tôt, en 2012, la zone de Nyakabiga, d’où sortirent des milliers de jeunes manifestants en mai-juin 2015, avait subi la même épidémie. En vingt ans de promotion immobilière à Bujumbura, pratiquement tous les domaines fonciers dégagés par l’Etat pour créer des espaces résidentiels (Kigobe, Gasekebuye, Nyabugete, Kajaga, etc.) ont été accaparés par les plus nantis. Les plus défavorisés vont donc tous littéralement « s’entasser » dans les mêmes aires résidentielles au bas de l’échelle, sursaturées. Les sanitaires craquent et le choléra accourt. C’est un exemple d’imprévoyance en matière gestion foncière urbaine avec un fort potentiel de retombées sociales. C’est aussi un exemple de la superficialité des clivages sectaires entretenus entre des quartiers et des populations de toutes ethnies qui, en réalité, partagent le même joug et subiront de manière égale les crises sociales aigues qui couvent et guettent le futur.

C’est précisément le rapport du leadership politique burundais à ce futur qui détermine son véritable ADN éthique et moral. Si en 2050, le Burundi doit compter 26 millions d’âmes, c’est dès à présent qu’il faut disposer le pays, sa population, son administration, sa terre, ses lacs pour remplir les greniers et faire place dans les chaumières à la prochaine génération. Pour l’heure, il n’existe pas ou peu d’indices de la volonté et de la capacité du pouvoir à se régénérer de lui-même, à sortir des fonds de tiroir et faire plein usage des SPAT qui doivent contribuer à tracer la voie vers ce futur plus responsable. Un horizon à plus court terme a préséance sur tout. James Freeman Clarke, un théologien américain, a dit : « La différence entre le politicien et l’homme d’Etat est la suivante : le premier pense à la prochaine élection, le second à la prochaine génération. » Faut-il perdre une génération pour gagner une élection ?
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(1) A propos de la baisse de fertilité continue des sols au Burundi, lire: MEEATU, PNUD, FEM, Stratégie nationale et plan d’action de lutte contre la dégradation des sols 2011-2016, Juin 2011, 90 p. ou consulter : http://www.unccd.int/ActionProgrammes/Burundi%202011-2016.pdf
(2) Le nombre exact pour 2017 est 11.495.438. Il s’agit d’une projection faite par l’ISTEEBU à partir du dernier recensement de la population, datant de 2008. Institut de Statistiques et d’Etudes économiques du Burundi (ISTEEBU), Bulletin de conjoncture du deuxième trimestre 2017, 10 août 2017
(3) République du Burundi, Ministère de l’Agriculture et de l’Elevage, Etats généraux de l’Agriculture et de l’Elevage. Rapport général, Novembre 2014.
(4) Christophe Sebudandi, L’expropriation pour cause d’utilité publique : Guide pratique pour intervenants dans l’appui aux victimes, Global Rights, Février 2014, pp. 20-21
(5) Les SPAT ont été réalisés à travers le mécanisme financier du 10ème FED (Fonds Européen de Développement) dans douze provinces : Bubanza, Bururi, Cankuzo, Gitega, Kirundo, Makamba, Muramvya, Muyinga, Mwaro, Ngozi, Rutana, Ruyigi.
(6) Budget de l’Etat 2017 : 72 millions de FBU (environ 41.000 dollars US)


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