A l’échéance d’un nouveau recensement, le Burundi compte ses bouches à nourrir, morcelle, laboure et ensemence ses terres de plus belle. Sous la pression démographique, elles sont de plus en plus exigües, de moins en moins nourricières(1) .
Aujourd’hui, 11,5 millions(2) d’habitants se compriment sur ce territoire de
27.834 km2 où l’agriculture traditionnelle emploie encore plus de 90% de la
population active. Pourtant, les exploitations foncières n’ont guère plus que
0,50 ha de superficie moyenne. En 2050, elles se seront littéralement
miniaturisées alors que 26 millions de Burundais en attendront leur pitance. A
tout point de vue, le « Petit pays » de Gaël Faye s’offre en souris de
laboratoire à la thèse de Malthus : une population qui s’accroît au-delà de ce
que les ressources de son pays peuvent supporter court à sa perte.
Heureusement, le malthusianisme a ses contradicteurs. Les gains de
productivité, la qualité des ressources, les progrès techniques pallient
l’accroissement de la population. Transposée à un pays agraire, cette
alternative presse chaque are à rendre des comptes sans cesse améliorés :
produire plus, nourrir plus, loger plus, … Pour le Burundi, c’est un appel à
une réforme en profondeur de sa gouvernance foncière. Mais celle-ci est
tributaire d’un leadership politique figé dans des maux systémiques et
endémiques. Sous le tic-tac de la bombe démographique, l’étau malthusien se
resserre.
Au XVème siècle, les solutions du Roi Ntare
Rushatsi Cambarantama aux problèmes d’espace du Burundi étaient au bout de sa lance.
Ces temps sont révolus. Six siècles plus tard, les migrations internes arrivent
au bout de leur capacité à ménager les équilibres démographiques. Les
techniques culturales retardent de moins en moins la dégradation des sols. En
novembre 2014, lors des derniers états généraux tenus sur l’agriculture et
l’élevage, le Gouvernement burundais tirait déjà lui-même la sonnette d’alarme
: « 85% des ménages font quotidiennement face à une insécurité alimentaire. (…)
Les rendements et les productions végétales, animales et halieutiques affichent
toujours une tendance baissière et ne parviennent plus à couvrir les besoins
nutritionnels et financiers d’une population en perpétuelle croissance »(3) . Le logement est dans la même spirale. En 2008, la
« lettre de politique nationale de l’habitat et d’urbanisation » adoptée par le
Gouvernement burundais s’est engagée à ce que chaque année, 855 hectares de
terrain soient aménagés et 26.000 logements construits. Entre 1995 et 2015, les
deux sociétés immobilières publiques du Burundi (SIP, ECOSAT), qui ne
construisent plus de logements, avaient loti et viabilisé 8.216 parcelles, soit
en 20 ans, moins du tiers des logements à produire en une année.
Les statistiques tendancielles alarmantes
sont nombreuses. Mais le plus paradoxal et préoccupant est le fait qu’en dépit
de cela, l’Etat burundais reste prodigue dans la gestion de son patrimoine
foncier. Sans recul ni vision à long terme, il reproduit les pratiques
coutumières et consuméristes du ménage familial traditionnel burundais. En «
bon père de famille », il assure un rôle social distributif, à la demande. En
chef et gagne-pain du ménage, il vend ou fait louer ses terres dans une posture
passive, à la demande, sans compte de résultat ni référence à un plan social ou
un « business plan ».
Les années passent et les terres se
raréfient. En 2001, une enquête conjointe du Gouvernement du Burundi et du
Haut-commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) a évalué à
seulement 141.445 hectares la superficie des terres de l’Etat encore libres et
habitables. Cela correspond approximativement à la taille de la petite province
de Karusi. Depuis, seize ans ont passé et nul ne saurait dire ce qui en reste.
Depuis octobre 2014, un inventaire des terres de l’Etat financé par l’Union Européenne
(U.E.) est en cours. L’augmentation des mesures d’« expropriation pour cause
d’intérêt public » n’est pas pour rendre optimiste. Entre 2006 et 2012, les
subsides publics votés par l’Etat pour le paiement des indemnités aux
expropriés sont passés de 500 millions de FBU à 4,5 milliards, soit une hausse
de 900 %(4).
Des
initiatives foncières clés victimes de l’apathie gouvernementale
En 2012, l’U.E. avait apporté une aide
technique et financière substantielle à l’Etat du Burundi. Pour l’aider à maîtriser
sa gestion de l’espace, l’U.E. avait financé l’élaboration de « schémas
provinciaux d’aménagement du territoire » (SPAT). Ces schémas ont été obtenus
au bout d’un travail fastidieux d’analyse détaillée de la situation et du
potentiel économique et social de douze provinces(5) . Les
SPAT proposent un découpage et une distribution spatiale des fonctions
productives dans chacune de ces provinces. Sur une multitude de cartes, ils
marquent les zones à aménager pour les habitations, les productions vivrières diverses, l’élevage, les forêts, les boisements et
parcs, les équipements et infrastructures publics (routes, ponts, etc.), la
production d’eau, etc. Une fois officiellement approuvés, ces schémas devaient
faire évoluer l’Etat d’une gestion foncière passive vers une gestion active,
préventive et anticipative. L’Etat aurait ainsi inscrit sa gestion foncière
dans une prévoyance à long terme. Il aurait réduit drastiquement les nombreux
préjudices de la navigation à vue et les pièges d’une action en mode d’urgence.
Aujourd’hui, ces douze schémas se morfondent dans des fonds de tiroir, sans
emploi et nul ne sait apprécier dans quelle mesure, cinq ans après leur
élaboration, ces schémas restent valables ou compromis sur le terrain.
L’ironie de la situation est qu’en
poursuivant ainsi sa gestion du patrimoine foncier sans boussole, l’Etat
burundais se condamne lui-même, d’une main à payer de plus en plus cher des
indemnités pour des expropriations fatales, ce afin de récupérer des milliers
d’hectares de terres qu’il a, de l’autre main, cédés sans rigueur.
Depuis sept ans, la question foncière est
quand même au centre d’une activité normative continue, propulsée par la
prolifération des conflits. Le code foncier promulgué en 2011 a décentralisé et
assoupli la procédure pour faire enregistrer et juridiquement sécuriser les
droits de propriété sur une terre. Aujourd’hui, 50 communes sur 119 sont dotées
d’un « service foncier » habilité à délivrer des « certificats fonciers » à un
coût accessible aux petites bourses. La création des services fonciers à
l’échelle des communes est l’une des plus importantes percées faites par le
droit foncier burundais sur ces trente dernières années. Néanmoins, la
pérennité de cette réforme est mise en péril par les nombreuses imperfections
techniques qui entachent les services livrés et la précarité des moyens
financiers garantis pour poursuivre l’aventure. Soutenus par de maigres
subsides publics(6) et par leurs propres recettes, ces
services fonciers peinent en outre à attirer la masse des propriétaires
fonciers. Initialement lancée avec le soutien financier et technique, fort et
enthousiaste, de la coopération suisse et de l’Union Européenne, la réforme
foncière en cours, bien que salutaire, ralentit et vacille. A terme, elle
risque un retour au point de départ.
2020,
2050 : Deux horizons, deux ADN politiques
Des trois pays d’Afrique les plus densément
peuplés, le Burundi est le seul dont le gouvernement ne consent encore à aucun
investissement consistant pour faire de la qualité de sa gouvernance foncière
une de ses issues de sortie du piège malthusien. Son approche désarticulée de
la question et les ressources financières dérisoires qu’il y consacre en sont
les preuves les plus éloquentes. Pourtant, loin d’être technique et périphérique,
comme le gouvernement semble le croire, le sujet est hautement politique et
central. La sécurité alimentaire et humaine des Burundais, leur logement, la
capacité de l’Etat à booster les investissements, à réduire sa dépendance de
l’aide extérieure, et biens d’autres intérêts vitaux en dépendent.
A court, moyen et long termes, la mauvaise
gouvernance foncière a des conséquences incalculables, directes et indirectes,
sur la stabilité politique, sociale et économique du Burundi. Elle laisse la
force imposer sa loi dans la course aux terres, aux dépens des plus démunis et
de l’Etat. Elle appauvrit et affaiblit l’Etat, à force de lui faire perdre les
moyens de rentabiliser son patrimoine foncier. Elle concourt à mettre dans la
rue des milliers de jeunes sans terres et sans emploi. Entre les recensements
de la population de 1979 et 2008, le nombre de ménages à Kamenge s’est
multiplié par onze. Pourtant, cette zone ne s’est pas agrandie
proportionnellement, ni en surface ni en hauteur. Au cours de l’été 2014, Kamenge
fut l’un des trois quartiers les plus durement frappés par une épidémie de
choléra. Deux ans plus tôt, en 2012, la zone de Nyakabiga, d’où sortirent des
milliers de jeunes manifestants en mai-juin 2015, avait subi la même épidémie.
En vingt ans de promotion immobilière à Bujumbura, pratiquement tous les
domaines fonciers dégagés par l’Etat pour créer des espaces résidentiels
(Kigobe, Gasekebuye, Nyabugete, Kajaga, etc.) ont été accaparés par les plus
nantis. Les plus défavorisés vont donc tous littéralement « s’entasser » dans
les mêmes aires résidentielles au bas de l’échelle, sursaturées. Les sanitaires
craquent et le choléra accourt. C’est un exemple d’imprévoyance en matière
gestion foncière urbaine avec un fort potentiel de retombées sociales. C’est
aussi un exemple de la superficialité des clivages sectaires entretenus entre
des quartiers et des populations de toutes ethnies qui, en réalité, partagent
le même joug et subiront de manière égale les crises sociales aigues qui
couvent et guettent le futur.
C’est précisément le rapport du leadership
politique burundais à ce futur qui détermine son véritable ADN éthique et
moral. Si en 2050, le Burundi doit compter 26 millions d’âmes, c’est dès à
présent qu’il faut disposer le pays, sa population, son administration, sa
terre, ses lacs pour remplir les greniers et faire place dans les chaumières à
la prochaine génération. Pour l’heure, il n’existe pas ou peu d’indices de la
volonté et de la capacité du pouvoir à se régénérer de lui-même, à sortir des
fonds de tiroir et faire plein usage des SPAT qui doivent contribuer à tracer
la voie vers ce futur plus responsable. Un horizon à plus court terme a
préséance sur tout. James Freeman Clarke, un théologien américain, a dit : « La
différence entre le politicien et l’homme d’Etat est la suivante : le premier
pense à la prochaine élection, le second à la prochaine génération. » Faut-il
perdre une génération pour gagner une élection ?
____________________
(1) A propos de la baisse de fertilité continue des sols au
Burundi, lire: MEEATU, PNUD, FEM, Stratégie nationale et plan d’action de lutte
contre la dégradation des sols 2011-2016, Juin 2011, 90 p. ou consulter :
http://www.unccd.int/ActionProgrammes/Burundi%202011-2016.pdf
(2) Le nombre exact pour 2017 est 11.495.438. Il s’agit d’une
projection faite par l’ISTEEBU à partir du dernier recensement de la
population, datant de 2008. Institut de Statistiques et d’Etudes économiques du
Burundi (ISTEEBU), Bulletin de conjoncture du deuxième trimestre 2017, 10 août
2017
(3) République du Burundi, Ministère de l’Agriculture
et de l’Elevage, Etats généraux de l’Agriculture et de l’Elevage. Rapport
général, Novembre 2014.
(4) Christophe Sebudandi, L’expropriation pour cause
d’utilité publique : Guide pratique pour intervenants dans l’appui aux
victimes, Global Rights, Février 2014, pp. 20-21
(5) Les SPAT ont été réalisés à travers le mécanisme
financier du 10ème FED (Fonds Européen de Développement) dans douze provinces :
Bubanza, Bururi, Cankuzo, Gitega, Kirundo, Makamba, Muramvya, Muyinga, Mwaro,
Ngozi, Rutana, Ruyigi.
(6) Budget de l’Etat 2017 : 72
millions de FBU (environ 41.000 dollars US)
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