Depuis le 26 avril 2015 et l'investiture officielle de Pierre Nkurunziza comme candidat de son parti, le CNDD-FDD (1), à l'élection présidentielle de juillet 2015, le Burundi est le théâtre d'un conflit qui, après une phase démonstrative de manifestations de rue, s'est assourdi sans s'éteindre. À la fin du mois d'octobre 2015, des sources humanitaires chiffraient à une centaine le nombre de personnes tuées depuis la fin de ce mois d'avril (2). Le Président Pierre Nkurunziza est confronté à ceux qui contestent la légalité et la légitimité du troisième mandat qu'il a conquis à l'élection du 21 juillet 2015, en forçant son chemin. Mais plus que sa décision de briguer un nouveau mandat présidentiel, c'est surtout sa gestion du conflit qui témoigne des nuisances les plus dangereuses auxquelles peut encore mener toute lutte de pouvoir au Burundi, quinze années après la signature à Arusha de l'Accord pour la Paix et la Réconciliation au Burundi. Les vérités étouffées et les plaies non cicatrisées de l'histoire tourmentée du Burundi et de la région de l'Afrique des Grands Lacs déterminent chez des acteurs politiques, nationaux et internationaux, une lecture et des réponses politiques et diplomatiques souvent déformées et disproportionnées face aux événements en cours.
Un soir de l'année 2006, en compagnie de mon épouse, je me suis rendu chez mes parents, à Bujumbura, pour une visite familiale ordinaire. Devant le portail d'entrée de leur maison, une poignée d'individus étaient attroupés autour d'une petite fille. Elle s'était perdue. Elle ne savait nommer aucun lieu ni aucune personne auprès de qui la ramener. La nuit était tombée. Après nous être fait ouvrir le portail, nous sommes entrés saluer mes parents. Ils avaient un visiteur, Berahino (pseudonyme), d'une soixantaine d'années. En leur annonçant que nous retournions dehors pour prendre des nouvelles de la petite fille, leur visiteur, l'air grave, nous avertit :
"Quoi que vous éprouviez comme pitié pour cette fillette, ne commettez pas l'erreur de l'introduire dans cette maison-ci ou dans la vôtre. Les "assaillants" (3) redoublent d'imagination pour attaquer nos ménages. Ces derniers temps, ils utilisent des enfants en abusant de la tendresse et de l'innocence qu'ils inspirent. Ces enfants prétendent vous vendre des babioles, vous demander de l'eau ou je ne sais quoi encore. En vérité, ce sont des espions envoyés par les "assaillants". Ouvrez leur votre porte et vous l'aurez ouverte aux assaillants et à la mort."
Nous avons fait mine d'acquiescer puis nous sommes sortis voir l'enfant dans la rue. Passant outre au conseil du visiteur, nous sommes rentrés avec elle. Elle ne parlait pas. Elle ne nous concéda son prénom et son âge que le second jour : Chantal, sept ans. Elle en paraissait trois de plus. Les deux premiers jours, elle s'emmurait obstinément dans son silence. Les rares fois qu'elle consentait à prononcer quelques mots, c'était en langue swahili. Chantal raclait ses "R" à la manière des habitants de Bukavu (RDC). Bien que faible, c'était le premier indice de ses origines possibles. Si elle ne veut pas parler, nous sommes-nous dit, c'est sans doute qu'elle a peur et elle a ses raisons. Nous avons donc pris la résolution de ne pas l'écraser de notre attention ni de l'angoisser par nos questions. Nous construirions patiemment sa confiance, en espérant qu'elle se montre progressivement plus généreuse en paroles et en informations. Au bout de quelques jours, elle s'était ouverte, parlait, riait avec l'innocence et la spontanéité d'un enfant sans peur. De fil en aiguille, en la piégeant par des jeux anodins, en papotant et en babillant avec elle de manière faussement désintéressée, nous avions fini par reconstituer et recoller quelques petits segments de son histoire. Au bout de quelques jours, nous en avions recueilli assez pour renouer une partie du fil de ses origines : quelque part à Kamenge, dans le nord de Bujumbura, près du dispensaire dit Buyengero, presque à quatre kilomètres de là où elle s'était perdue. Un matin, c'est donc là que je l'ai emmenée, attentif au moindre signe d'éveil de sa mémoire. Après quelques déambulations, j'ai fini par retrouver le chemin menant chez sa tante. Elle vivait une rue au-dessus du dispensaire. C'est de là que la petite fille était partie. A la vue de Chantal, sa tante, en pleins travaux de lessive, se leva d'un bond et pleura des torrents de larmes d'émotion. Elle croyait sa nièce disparue à jamais.
Ces violences sans fin qui inversent nos valeurs
Cet épisode de l'histoire de la petite Chantal questionne les regards et les glissements de perception qu'un être humain peut subir, quand il est sujet à une longue immersion dans un contexte de violences graves et massives, impunies. Berahino nous avait aimablement conseillé de n'avoir ni attention ni sollicitude pour une enfant perdue. Il parlait avec une diction sereine et posée, articulait ses mots avec assurance. Il avait toutes les apparences externes d'un homme en paix. Mais peut-il vraiment être en paix, quand l'auto-défense est le premier sentiment que lui inspire la vue d'une fillette inconnue ? Notre décision d'emmener l'enfant avec nous, il l'a sans doute jugée de haut, méprisant silencieusement notre "naïveté". Face au cas de Chantal, Berahino a pris en compte un intérêt légitime, sa sécurité, face à un risque peut-être réel mais certainement surévalué : une attaque d'"assaillants" par l'entremise d'un enfant.
Le dénouement heureux de la mésaventure de Chantal est une de ces histoires vraies qui renforcent dans la conviction des petits traumas avec lesquels, épreuve après épreuve, nous apprenons à vivre, en les laissant nous déformer. Ils métastasent de manière imperceptible, nous changent dans nos comportements, nos réflexes et déterminent de nouveaux types de préjugés. Qu'il ait réellement existé des enfants servant de guides ou d'éclaireurs à des voleurs ou des tueurs, Berahino, lui, n'en doute pas. C'est peut-être même vrai. Mais son comportement est désormais réglé, sans concession, sur cette menace. Sa vue obsessionnelle d'un "assaillant" tapi dans chaque arrière-recoin lui a forgé une mentalité d'assailli. Au Burundi, cette mentalité pousse à des drames. Elle explique des actes excessifs de violence, justifiés ensuite comme actes de légitime défense. En août 1988, à Ntega et Marangara, deux communes du Nord enclavées et éloignées de tout, il n'avait suffit que de quelques rumeurs d' "attaques imminentes" des membres d'un groupe ethnique contre un autre pour qu'une étincelle lance les uns sur les autres. Elle déclencha, à nouveau et après seize ans d'accalmie, le même macabre enchainement massacre-répression. Bilan : de 5.000 à 50.000 morts, en l'espace de quelques jours !
Que Berahino ne se soit senti aucun devoir à l'égard de la petite Chantal est une chose. Chaque jour, nous faisons tous pareil. Pour une Chantal sauvée, j'en ignore tous les jours, toutes les semaines des centaines d'autres, sous mes yeux. Mais face à la détresse de Chantal, Berahino, lui, ne s'est senti comme seul devoir celui de dissuader une personne d'aider son semblable. C'est autre chose. Chez plusieurs d'entre nous, Burundais, des décennies de violence ont inversé les valeurs. Dans le cas de M. Berahino, c'est sa méfiance, presque pathologique, qui est traitée en vertu, en sagesse, en "prudence". La confiance, elle, est traitée en handicap, en faiblesse. Pour les Berahino, les plus forts survivent par cette "prudence" et les morts meurent de "naïveté". Les descendants et les survivants de ceux qui meurent de "naïveté" reviennent pour rallier le camp des "forts". Ils développent alors une obsession farouche de la conspiration et du complot. Ils sont presque imperméables à la confiance et l'acceptation mutuelle qui ne mènent, selon eux, qu'à la fosse.
Passés subis, Mémoires blessées, Manipulations
A plusieurs égards, le conflit actuel résonne des pesanteurs et des souvenirs meurtris d'un passé tragique et réel. L'assassinat lâche de Melchior Ndadaye, premier président démocratiquement élu au Burundi et premier Chef d'Etat hutu du Burundi, laisse encore des blessures vives dans les mémoires. Il fut aussi le premier Chef d'Etat assassiné du Burundi, alors que tous les précédents n'avaient été que déposés, sans effusion de sang. Melchior Ndadaye est présenté par ses compagnons de lutte comme le chef de file, au sein de son parti et de son gouvernement, d'une ligne modérée, conciliante, partisane du dialogue, d'une vision non ethnique des conflits cycliques du Burundi. Il prônait, disent-ils, une progression mesurée vers la démocratie, pour apaiser les rancœurs ethniques dans les rangs de son propre parti, qu'il reconnaissait, et dans ceux de l'opposition à majorité tutsi.
Vingt-deux années après son décès, le souvenir de la disparition brutale de Ndadaye est projeté, sans nuance, sur les événements de 2015 et leur lecture, plutôt bipolaire et ethnique. À l'instar de Berahino, prêt à traiter en démon déguisé une petite fille perdue de sept ans, aujourd'hui des partisans du président Nkurunziza désignent à travers les manifestants de Musaga, Mutakura et Nyakabiga les héritiers des putschistes d'octobre 1993, réfractaires à un pouvoir hutu, issu des urnes. Pourtant, les manifestants qu'ils désignent sont des jeunes dont plusieurs n'étaient pas encore nés - ou à peine nés - quand Melchior Ndadaye fut assassiné. Dans leur écrasante majorité, ils ne vécurent jamais rien d'autre que le pluralisme politique. Ils ne virent jamais la face nue de la discrimination des Hutu des décennies 1970 et 1980. Ils ne peuvent même pas s'imaginer ou se recréer la sensation et les "plaisirs" présumés de l' "ordre ancien et décadent" dont on les tient à présent comme nostalgiques. A Nyakabiga, dans l'entrain des manifestations, ces jeunes ont réservé une ovation et une clameur chaleureuses à Sylvestre Ntibantunganya, Léonce Ngendakumana, du parti FRODEBU, que leurs pères, en 1993, tenaient pourtant pour des démons. Aujourd'hui, de nombreux supporters de Pierre Nkurunziza pulvérisent sur le conflit de 2015 les senteurs ethniques qui empestaient réellement le conflit en 1993, il y a vingt-deux ans. Les opposants hutu au troisième mandat sont désignés, au mieux comme les victimes innocentes de la tromperie de cette minorité ethnique, au pire comme des traîtres et des vendus à la cause des héritiers de Ndadaye, dont le CNDD-FDD se fait le seul et unique champion.
En 2015, la donne politique a pourtant largement changé. Quinze ans de mise en œuvre de l'accord d'Arusha ont développé auprès d'une génération de jeunes, toutes ethnies confondues, la pratique d'un jeu démocratique déplacé sur d'autres fronts que le front ethnique. L'Accord de paix d'Arusha et la Constitution de la République du Burundi ont instauré la règle des élections par le suffrage universel et la distribution du pouvoir entre Hutu et Tutsi au sein des institutions selon des proportions prédéfinies (60/40 %). Dans la quasi fatalité que la magistrature suprême échoit invariablement à un Hutu, par la règle du suffrage universel, les partis perçus comme étant à prépondérance tutsi se rôdaient et se consolidaient progressivement dans un rôle de minorité d'arbitrage entre deux forces politiques rivales, à dominante hutu.
La lecture ethnique ainsi dangereusement donnée au conflit burundais entraîne sur le terrain des comportements répressifs excessifs et farouches, nourris par ces ressentiments. Ils sont à la source d'un malaise au sein des services publics, civils et armés. Heureusement, dans ces services, la lecture bipolaire et manichéenne du conflit encouragée par certains n'est pas partagée et ne recoupe pas le clivage ethnique hutu-tutsi. Depuis la fin officielle du conflit armé, en décembre 2008, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. Nombreux sont les cadres et les jeunes Burundais, Hutu et Tutsi, qui se sont défaits du carcan ethnique, par l'exercice, sur quelques années, d'une cohabitation politique et sociale apaisée. Mais ceux qui ne démordent pas de cette lecture sévissent, avec les moyens de l'Etat. La communication officielle et les opérations répressives s'en ressentent. Les supporters de cette vision dichotomique, eux, ne s'en cachent même pas sur les réseaux sociaux, Twitter et Facebook, où les évocations amères et violentes du passé y sont abondantes.
Dangereusement, ce jeu entraîne dans le camp de l'opposition des menées aussi perverses. Les années 1972, 1988 et 1993 résonnent pour des Tutsi, nombreux, de la mémoire de violences indicibles infligées, à répétition, à des parents, des amis, dont le seul crime n'était aussi que leur identité ethnique. Le 29 octobre dernier, à quelques jours d'une opération de désarmement annoncée dans des quartiers à concentration tutsi, le président du Sénat, Hutu, agita la menace d'un rasage de ces quartiers. Ses propos soulevèrent un tollé général. Il fut amplifié par un parallèle fait de manière très opportuniste entre ses mots et ceux, semblables, prononcés vingt-et-un ans auparavant, par des acteurs du génocide rwandais. Au vu du passé traumatique du Burundi, il serait offensant de ne pas reconnaitre à des victimes la crainte sincère que peuvent leur inspirer les mots du Sénateur. Se gausser de cette peur est cynique et irrespectueux. Mais capitaliser ces peurs politiquement, sans nuances et sans sourciller, est aussi douteux, d'un point de vue éthique. Vingt-deux ans après les violences extrêmement graves que le Burundi et le Rwanda traversèrent, le contexte national et international a sensiblement changé. En 2015, les forces de sécurité burundaises ne sont composées ni comme le Burundi en 1993, ni comme le Rwanda en 1994. L'environnement politique et diplomatique international a aussi considérablement changé. Des forces de maintien de la paix onusiennes agissent de plus en plus souvent avec des mandats offensifs. Des juridictions traquent, poursuivent et arrêtent à travers le monde des criminels de renom, avec la collaboration active d'Etats de tous les continents. L'information et les alertes peuvent émaner de n'importe quel téléphone mobile, rechargeable dans n'importe quel hameau du Burundi. Qu'en était-il à Ntega et Marangara en 1988 ?
Même si les progrès du monde n'empêchent pas que des massacres persistent, en Syrie, au Sud Soudan et ailleurs, tous ces éléments, à défaut de les faire disparaitre, tiennent en laisse les tentations de recours à une violence sectaire débridée au Burundi. Mais elles n'empêchent pas forcément des menées souterraines presque aussi graves. Car si la menace d'un génocide peut être écartée, cela ne rend pas moins effrayant tout ce que, dans le même esprit sectaire, le pouvoir peut faire en sourdine, sans trompette ni fanfare, pour attenter dangereusement à l'ordre et à l'esprit d'Arusha. A cet égard, le recensement des effectifs et de la composition notamment ethnique des membres des forces de sécurité du Burundi, amorcé dans un contexte aussi délétère, n'est pas pour rassurer.
Berahino vs Mbazumutima
Le conflit politique burundais actuel se ressent clairement des lourdeurs de l'histoire du Burundi. Aujourd'hui, le Burundi paie les intérêts de retard sur des échéances de vérité non honorées. Ceux qui crient sous la torture et meurent sont des jeunes, otages d'un passé qu'ils n'ont pas vécu et dont ils ne peuvent être tenus pour responsables. La souffrance n'est pas que celle des êtres humains qui meurent. Elle est aussi celle des valeurs et des systèmes qui sont sacrifiés sur l'autel de ces ressentiments. A la "révolution" d'hier qui renversa une monarchie mais couvrit des crimes sans nom a succédé une "démocratie" réduite à son expression la plus simple et la plus caricaturale.
Un jour, Mbazumutima, Tutsi, reçut la visite surprise de Nimenya, Hutu, l'homme qui, en octobre 1965, tua Kanyange, son cousin avec lequel il était très lié. L'assassinat de Kanyange était demeuré un mystère. Il souffrait d'un sévère problème de santé mentale et au sein de la communauté, c'était notoire. Il fut emporté par les premiers massacres de masse à connotation ethnique de l'ère post-Indépendance, à Muramvya. Nimenya venait de purger une peine de cinq ans de prison. Dominant ses souvenirs, Mbazumutima reçut cordialement Nimenya. Celui-ci venait demander une portion de terre à cultiver. Comme la coutume le prescrit, Mbazumutima demanda à Nimenya de revenir avec une cruche de bière autour de laquelle il réunirait ses frères pour l'informer de sa décision. Sans surprise, à l'unisson et sans détours, la famille de Mbazumutima lui recommanda de répudier l'assassin. Il devait plutôt être reconnaissant d'avoir été laissé en vie. Il allait donc de soi qu'aucune concession foncière, blasphématoire de la mémoire de Kanyange, ne soit faite à son assassin. Pourtant, seul contre tous, Mbazumutima décida de donner à Nimenya, l'assassin de son cousin, la portion de terre qu'il lui demanda. Il s'expliqua : "Les patates douces qu'il va récolter, elles ne sont pas pour lui. Nimenya est trop vieux. C'est pour ses enfants. Eux, qu'ont-ils fait à mon cousin ? Rien. Pourquoi devrais-je prendre une décision qui les affecterait, eux ? Ils sont innocents. De plus, si ces enfants n'ont rien à manger, ils pourraient être tentés de voler, y compris chez nous." Quelques années plus tard, Charles, un des fils de Mbazumutima, sera sauvé de la furie meurtrière d'octobre 1993 par un des fils de Nimenya (4).
Sauver le Burundi c'est aussi se souvenir en se libérant des angoisses et des préjugés du passé, en faisant face à l'avenir, positivement, sans rien sacrifier aux règles et aux principes de démocratie les plus fondamentaux.
Notes de bas de pages :
(1) CNDD-FDD : Conseil National pour la Défense de la Démocratie-Forces de Défense de la Démocratie
(2) Human Rights Watch, Burundi: President’s Speech Instills Fear as Killings Increase, November 10, 2015
(3) Terme usuel au Burundi pour
désigner les acteurs de la rébellion armée
(4) A l'exception des noms qui
ne sont que des pseudonymes, l'histoire de Mbazumutima et Nimenya est vraie.
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