En 2012, J.T. s'est fait exproprier une parcelle par l'Etat pour permettre la construction d'un nouveau palais présidentiel à Gatunguru, au Nord de Bujumbura. Après une lutte vaine pour empêcher l'expropriation, elle se résigna à accepter le paiement d'une indemnité, calculée sur base d'un tarif dérisoire au mètre carré. A une étape avancée du processus de paiement, un cadre de la direction générale de l'Urbanisme chargé des opérations de compensation/indemnisation la trouva à son domicile pour lui proposer une accélération de la procédure en contrepartie d'un bakchich. J.T. refusa tout net : "Vous me donnez une indemnité de misère. A présent, je dois la partager avec vous ?" Un mois plus tard, elle apprenait que son indemnité avait été versée à quelqu'un d'autre "par erreur". De surcroît, les services de l'Urbanisme, responsables de l'erreur, lui demandèrent de courir elle-même après l'individu ayant encaissé son dû afin de le récupérer !
Finalement, le gouvernement admit son "erreur" et cette année 2015, il a voté un budget avec un litera pour indemniser les derniers cas non réglés d'expropriation sur le site de Gatunguru, dont celui de J.T. Générosité ? Mercredi 29 juillet 2015, J.T. se présente au service de la comptabilité de la Direction générale de l'Urbanisme, au bureau n° 615 du 6ème et dernier étage du bâtiment qui abrite le Ministère : "Je m'appelle J.T. et je viens réclamer mon dû." L'agente du service comptable est abasourdie. "Vous avez dit que vous êtes qui ?" J.T. répète son nom. Là-dessus, la représentante du Ministère se tourne vers une autre dame, XY, assise dans la même pièce : "Et vous, vous êtes qui encore ?". Sa carte d'identité indique qu'elle porte le même nom que J.T, qu'elle a un père et une mère aux mêmes noms que ceux de J.T. Ce n'est pas tout. XY détient même tous les documents (extrait du plan cadastral de la propriété expropriée, lettres au Ministre, lettre du Ministre, lettre du Procureur, etc.) que J.T. avait remis au Ministère. Au bout de quelques questions posées à son endroit par la préposée du Ministère, XY, perdue dans le fil tortueux de ses mensonges improvisés, finit par s'emmurer dans un silence coupable, consciente de l'impasse. Elle détient une fausse carte d'identité qu'elle a fait fabriquer dans le seul but de percevoir une indemnité réservée à quelqu'un d'autre. Manifestement, elle a obtenu les documents de J.T. avec la complicité de quelqu'un du Ministère qui y a accès. Sur place, le service de comptabilité tranche en faveur de J.T. Mais J.T. ne sait toujours pas si un jour, elle se fera payer cette indemnité, si les ressources budgétisées pour l'indemniser ne tomberont pas en annulation à la révision budgétaire, si la procédure ne sera pas de nouveau détournée vers le compte de quelqu'un d'autre ou si quelqu'un du Ministère viendra encore lui demander un bakchich pour l' "aider".
Une "petite erreur" peut cacher un mal beaucoup plus profond ...
Les années passent et l'Etat burundais a de moins en moins de terres. Depuis l'époque coloniale, personne n'a jamais tenu de compte à jour et précis des terres de l'Etat distribuées. Nul ne saurait dire quelle superficie totale des terres de l'Etat a été abusivement allouée, à qui, pourquoi. Un inventaire fait en 2001 estimait à seulement 141.445 hectares la superficie des terres de l'Etat encore libres et habitables. C'est approximativement la superficie de la province de Karusi. Qu'en reste-t-il, 14 ans plus tard, en 2015 ? Pour construire des routes, des écoles, des hôpitaux, des barrages, des lotissements résidentiels pour une population en croissance constante, cet Etat recourra de plus en plus souvent à l'expropriation, faute de terres dans son patrimoine. Il y aura de plus en plus de victimes et cela coûtera de plus en plus cher au contribuable burundais. Entre 2006 et 2012, le montant des crédits votés par l'Etat burundais pour indemniser les personnes expropriées a été multiplié par neuf (de 0,5 à 4,5 milliards FBu) ! C'est une raison plus que suffisante pour que la procédure d'expropriation soit gérée avec le plus de transparence et d'équité possibles.
Au-delà du préjudice individuel subi par J.T., c'est ce qu'il indique comme permissivité et corruption chronique du "système" qui préoccupe. Si des "erreurs" comme celle subie par J.T. ont été rendues possibles, cela veut dire que bien d'autres similaires pourraient avoir été commises avant et continuent sans doute à l'être. En effet, jamais une explication crédible n'a été donnée pour expliquer l'erreur dont a été victime J.T. Pourtant, des mesures claires, simples et non coûteuses sont prévues dans la loi pour la procédure de paiement des indemnités, ce précisément afin d'empêcher les fraudes les plus grossières. Quand de telles procédures sont ignorées, elles ouvrent à des risques immenses de fraude. Si de surcroît, ignorer ces procédures est sans conséquence administrative ou pénale pour l'auteur, alors la suite est simple et prévisible. La procédure devient ignorée de manière délibérée et répétitive pour faire du profit illicite. Une usine à pomper les fonds publics sur le dos de personnes - déjà victimes d'expropriation - peut se mettre en place. Chaque année, les expropriations représentent, en indemnités, des centaines de millions voire des milliards de francs qui vont sur des comptes en suivant une procédure entachée d'opacité et d'irrégularités, comme le cas de J.T. le démontre. Sur 100 victimes d'expropriation, combien touchent entièrement leurs indemnités ? Combien les partagent avec des fonctionnaires véreux ? Combien de personnes perçoivent des indemnités pour des expropriations qu'elles n'ont jamais subies tandis que d'autres, comme J.T., attendront en vain d'être payées ? Comment le savoir ? Tant que le gouvernement burundais restera sourd aux appels à la transparence, de telles erreurs pourraient être répétées pour des années encore, délibérément. C'est pourtant le même gouvernement qui, ces sept dernières années, a accompli des avancées importantes dans les politiques foncières proclamées et les lois édictées. Mais toutes celles qui impliquent des concessions sur son système patrimonialiste occulte sont systématiquement sabotées.
Le fait est que personne ne semble soucieux de faire appliquer le code foncier dans ses exigences de transparence. La loi foncière (article 437) prévoit par exemple qu' "un répertoire général des terres expropriées et leur destination est dressé et conservé par l’autorité compétente". En quatre ans d'entrée en vigueur, jamais un tel répertoire n'a été publié. Qui va agir ? La société civile ? Depuis plus de cinq ans, des associations réclament plus de transparence dans le processus de gestion des expropriations, en vain. L'Ombudsman ? Face aux contentieux de plus en plus lourd des expropriations, il a lancé dans son rapport annuel de 2012 un appel afin que l'Assemblée nationale joue un rôle de contrôle de l'action gouvernementale en matière foncière qui soit plus préventif. Lui-même n'a pas été écouté. Jamais l'Assemblée nationale n'a commandité d'enquête, convoqué le Ministre en charge des Terres sur sa gestion globale du foncier. Les partis politiques d'opposition ? Bien que la question foncière soit un enjeu crucial au Burundi, aucun d'entre eux n'a jamais livré un diagnostic de la situation et des défis du secteur foncier, ni articulé une vision et un plan qui démontrent une bonne connaissance des expériences et des projets en cours et des corrections ou redressements qu'ils appellent. Plusieurs ténors de cette opposition sont même des prédateurs fonciers qui ont largement profité des largesses des systèmes antérieurs ! Qui alors ?
Avec un peu de chance, J.T. aura son dû, juste parce que le hasard a fait qu'elle se soit retrouvée dans le même bureau que son usurpatrice d'identité. Si elle est indemnisée, son ancienne propriété aura donc fait l'objet de deux paiements puisque celui qui, en 2012, reçut l'indemnité à sa place n'a jamais remboursé un franc au Trésor public. Personne n'enquêtera non plus pour identifier le fonctionnaire ou le réseau de fonctionnaires qui s'est peut-être construit pour prélever annuellement un pourcentage des centaines de millions des crédits d'indemnisation. Si J.T. obtient son dû, on dira qu'il n'y a pas eu mort d'homme, que son droit aura été respecté. Faute de défenseurs, les droits de l'Etat burundais, eux, seront passés par pertes et profits : ignorés, abandonnés !
Pendant ce temps, à Bujumbura, les échoppes ferment moins tôt. Le ronronnement des moteurs de véhicules et des groupes électrogènes se prolonge plus tard dans la soirée. Même les veillées funèbres concèdent davantage de temps à la solidarité aux morts, sous la malveillance de la nuit. Des boîtes de nuit rouvrent. Avec un peu de chance, peut-être que bientôt nous n'entendrons même plus de coups de feu ou d'explosions. Il n'y aura plus ni morts ni blessés par la violence politique. Hélas, le retour à la normalité, ce ne sont pas que ces signes ostensibles. Une autre "normalité", la mauvaise gouvernance, moins bruyante, toujours aussi dévastatrice, persiste à avancer, sans se laisser perturber ni par les manifestations de mai-juin 2015, ni par les élections de juin et juillet de la même année. Un processus électoral conduit avec respect pour ce qu'il aurait véritablement dû être, sans hold up, aurait pu être un tournant pour changer la réalité de cette mauvaise gouvernance, y compris par un CNDD-FDD requinqué par un nouveau leadership. Il n'en sera rien. Un simple jeu de chaises musicales : quelques nouvelles figures pour badigeonner les petites plaies. Le cancer de la corruption, lui, va métastaser. Quand J.T. se fait usurper son identité deux fois en trois ans pour se faire voler son indemnité d'expropriation, le Burundi, lui, se fait escroquer ses intérêts une fois tous les cinq ans, par des élections sans plus-value. L'UPRONA a gagné des élections. Le FRODEBU a gagné des élections. Le CNDD-FDD a gagné des élections. Quand est-ce que le Burundi gagnera une élection ?
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