Tuesday, June 16, 2020

Une veuve pleine d'espoir, Février 2017

Bujumbura, année 2012. Un soir, une voisine, B.H., me rendit visite à mon domicile pour me remettre en mains propres un faire-part de « levée de deuil définitive ». C’était la première fois que B.H. franchissait la grille d’entrée de chez moi et toquait à la porte de mon salon. Nous ne nous connaissions pas et n’avions jamais échangé que de plates amabilités, celles de voisins dont les chemins se croisent tous les jours. Cette première valait donc bien que nous partagions un verre. Avec ce faire-part, nous tenions au moins un sujet de parlotte. Après notre première lampée, B.H. ne pipait toujours aucun mot. Pour trouver l'inspiration et briser la glace, j’ouvris sa carte d’invitation. C’est quand elle me vit plonger dans la lecture de son faire-part et qu’elle décela un léger embarras sur mon visage que ma visiteuse rompit son silence. 

Quarante ans plus tôt, en 1972, la mort frappa à la porte du rugo familial de B.H. Elle avait la sonorité d’un vrombissement de camion Mercedes « M’en fous m’en fous ». Des militaires en descendirent, apostrophèrent leur père, le conduisirent dehors et le hissèrent sans ménagement à bord de la plateforme de leur bétaillère à quatre roues. Ce fut la dernière fois qu’elle vit son papa. Pourtant, sa mère n’admit jamais le décès de son époux. Longtemps, elle resta persuadée qu’il reviendrait."Mon mari est en vie." Ce n'était peut-être pas une conviction mais elle n'avait besoin que d'un espoir auquel s'accrocher, sur lequel revivifier la force de gagner sa vie, de nourrir ses enfants, de les envoyer et de les appliquer à l'école. Quand mon mari reviendra, espérait-elle, il doit être fier de moi, de ce que les enfants sont devenus et de ce que notre ménage était avec lui et resta sans lui. Avec le recul du temps, B.H. comprit et apprit à ne pas contrarier l’entêtement, l'obstination de sa mère et son espoir pendu à un fil qui fut le fil du chemin de ses enfants vers l'école et vers la vie. Quarante ans après la disparition de son père, après que B.H., ses frères et sœurs eussent tous achevé leurs études, embrassé une carrière et fondé leur famille, ils se rassemblèrent autour de leur mère et levèrent le deuil définitif de l’homme qui dût disparaître, et non mourir, pour faire de cette veuve inassumée la cheville ouvrière de sa famille.

L’histoire de B.H. et de sa mère dévouée nous rappelle à nous, Burundais, ce que la foi et l’espoir peuvent acheter et construire dans le tragique, pour insuffler la vie. Jamais cette veuve ne se laissa ronger et tourmenter par le désespoir, par l’obsession de « l’ennemi qui, fatalement, reviendra ». L’espoir et la foi furent ses meilleurs alliés. Bientôt, sa petite-fille prêtera le serment d’Hippocrate et deviendra médecin, comme son père. Elle rétablira des santés, sauvera des vies, sans égard à l'ethnie de ses patients. Ni elle, ni sa mère n’ont oublié ni ne doivent oublier ce qu’il advint, l’une de son grand-père, l’autre de son père. En leur for intérieur, elles sont assurément solidaires et compatissantes de Marie-Claudette Kwizera, sans égard à son ethnie. Le 10 décembre 2015, sans que personne n’ait jamais su pourquoi, la trésorière de la ligue burundaise des droits de l’Homme « Iteka » fut enlevée par des inconnus à bord d’un véhicule aux vitres teintées, appartenant à la Police. Elle fut ensuite détenue au secret, sans motif et sans qu’une rançon exigée et payée par sa famille ne parvienne à l’en faire sortir. Peut-être fut-elle même enlevée et exécutée par quelqu’un lui-même né d’un père enlevé et exécuté. Élucubration ? Le drame qui sert de compost au mélodrame : c’est l’engrenage qui nous tenaille depuis plus d’un demi-siècle !

Dans quel Burundi les deux filles de Marie-Claudette, de 11 ans et 6 ans, grandissent-elles ? En quoi ce pays leur apprend-il à croire : en nos ressemblances ou en nos différences ? A la confiance ou à la méfiance ? A la force de la loi ou à la loi de la force ? Notre passé non soldé creuse nos préjugés. Nos préjugés creusent nos tombes. Quatorze mois et dix jours après son enlèvement, la Ligue Iteka a été officiellement bannie par le gouvernement burundais et l'époux et les enfants de Marie-Claudette ne savent toujours pas si elle est encore en vie ou pas. L’espoir et la foi ne la ramèneront peut-être jamais à ses enfants. Mais assurément ils construiront plus qu’ils ne détruiront ses filles et le Burundi. L'espoir fait vivre. Vous n'y croyez pas ? Un journaliste burundais de notoriété publique me raconta comment un jour, il reçut une lettre de fraîche date venue d’Ouganda, à lui livrer « en mains propres ». Chaque ligne qu’il lut de cette lettre ramena à la vie et à surface de sa mémoire, une à une, les vingt années qu’il passa à croire mort l’auteur de ces lignes : son père, bien en vie !

No comments:

Post a Comment