Tuesday, June 16, 2020

Recension : « Le Commandant Martin Ndayahoze. Un visionnaire », Octobre 2016

Comme les marchands en temps de misère, l’Histoire des peuples martyrisés ne fait pas crédit. Autant que les banques vis-à-vis de leurs débiteurs, la vérité presse l’Histoire. Passé le délai de grâce, l’Histoire doit s’écrire pour éclairer et, selon les cas, pour apaiser les esprits et les cœurs que le silence torture et décompose. Au Burundi, les arriérés de vérité s’accumulent et tuent. En avril dernier, Rose Karambizi-Ndayahoze a acquitté sa part à l’écriture de l’histoire du Burundi. Elle a fait publier aux éditions Iwacu un recueil de rapports et d’éditoriaux rédigés entre 1967 et 1971 par son défunt mari, Martin Ndayahoze, commandant de l’armée burundaise assassiné en 1972. Depuis 44 ans, Rose Ndayahoze, Rwandaise tutsi, mène un combat stoïque pour faire honorer la mémoire de son mari, de père hutu et de mère tutsi. Sans jamais désespérer, elle a persisté à verser des acomptes à cette histoire, à coups de lettres et mémorandums adressés aux hommes de pouvoir, à Bujumbura, New York, Genève et ailleurs. Ces textes sont compilés dans la deuxième partie de ce recueil. 

Martin Ndayahoze était l’un des jeunes officiers (tous âgés de moins de 30 ans) qui formèrent le « Conseil National de la Révolution », tombeur de la Monarchie en novembre 1966. Il fut plusieurs fois membre du Gouvernement burundais, d’abord comme Ministre de l’Information, ensuite en tant que Ministre de l’Économie et Secrétaire général du Parti UPRONA, alors Parti unique. 

Les écrits de Ndayahoze replongent le lecteur dans le contexte de la fin des années 1960. Le renversement de la Monarchie multiséculaire du Burundi est encore récent. L’avènement d’une « République » nouvelle anime la ferveur « révolutionnaire » du commandant, qui en est l’un des fondateurs historiques. Sa plume, si belle qu’on la devine nourrie par d’abondantes lectures, se réfère souvent à l’honneur d’une « Révolution » qu’il veut protéger des « fonctionnaires-commerçants » et cupides, des « caméléons » embusqués et des « tribalistes » qui la dépravent. Il veut aussi la préserver d’une dérive vers le « capitalisme libéral », alors que « le socialisme est la planche de salut des pays sous-développés ». 

Les rapports du commandant, certains estampillés « confidentiel », s’adressent tous au Président de la République, Michel Micombero, qu’il tient pour le « Guide » de la « Révolution ». Pour quelques uns, ils sont noués autour d’un fait d’actualité : un remaniement ministériel, le procès et l’exécution des « conjurés » de 1969, un anniversaire d’Indépendance, la soirée inaugurale du Cercle Culturel Burundais, etc. Mais plusieurs de ses écrits évoquent des « climats » malsains et se font l’écho de rumeurs obstinées dans l’opinion burundaise, qu’il commente. Il abordait tous ces points en toute liberté et franchise. Les rapports de Ndayahoze s’appesantissent surtout sur l’appréciation de faits laconiquement exposés, ainsi que sur son analyse des enjeux et des dangers qu’ils impliquent. Il les développe avec un argumentaire toujours bien bâti. Sur le sujet insistant des divisions ethniques et régionalistes, il pense et écrit avec une acuité intellectuelle et une cohérence jamais trahies d’un rapport à un autre, d’une année à une autre. Pourtant, l’atmosphère politique est de plus en plus suffocante. Les pressions, sur lui et contre lui, se font de plus en plus fortes, à mesure que bruissent les rumeurs d’un « coup d’Etat hutu » et alors que l’étau de la discrimination des Hutu, dans l’administration et au sein de l’armée, se referme progressivement sur lui. Des années durant, il n’en persista pas moins à mettre en garde ses concitoyens contre le « sentimentalisme » sectaire. Quand le doute l’assaillit à son tour, c’est en toute bonne foi et en toute confiance qu’il s’en ouvrit directement au Président Micombero, en lui rapportant, solidairement, les craintes de ceux « de plus en plus nombreux » qui le croient sous l’influence des extrémistes tutsi. C’est avec cette confiance et sur foi de celle qu’il estimait sans doute du devoir de Micombero de lui rendre qu’en 1969, alors que de présumés « conjurés militaires » hutu sont arrêtés, jugés, condamnés et exécutés et tandis que la rumeur publique l’accuse de complicité, il rentre de voyage, se sachant innocent, passant outre aux suppliques de sa propre épouse.

Le livre de Rose Karambizi-Ndayahoze lève un coin de voile sur la complexité et la précarité du contexte politique et socio-économique des années de fonction de Ndayahoze. En arrière-fond, la guerre froide est à son apogée. Partout en Afrique, les putschs militaires guettent. En une petite décennie, ils ont fait tomber Olympio au Togo (1963), Ben Bella en Algérie et Kasa-Vubu au Congo Belge (1965),Maurice Yameogo en Haute-Volta (Burkina faso), Namdi Azikiwe puis Johnson Aguiyi Ironsi au Nigeria, David Dacko en Centrafrique et Edward Muteesa en Ouganda (1966). Ils ont amené au pouvoir Marien Ngouabi au Congo et Moussa Traoré au Mali (1968), Mouammar Kadhafi en Lybie et Nimeiry au Soudan (1969), etc. 

Juste à côté surtout, au Rwanda, le Mouvement PARMEHUTU (Parti pour l'Émancipation Hutu) est à l’origine d’une « révolution sociale » qui a conduit à l’arrivée au pouvoir en 1959 de la « majorité ethnique » hutu, ouvertement revendiquée comme tel. Le Burundi s’en ressentit fortement, d’abord par l’arrivée sur son sol de flots de réfugiés tutsi fuyant un véritable pogrome. Depuis l’Indépendance du Rwanda en juillet 1962, la vie politique dans ce pays est rythmée par des tensions ethniques et régionales. Une tentative échouée de retour en force des exilés tutsi installés au Burundi a radicalisé le pouvoir hutu qui va exclure du Gouvernement les partis assimilés aux Tutsi et aux monarchistes (UNAR et RADER). La tentative de coup de force, partie du sol burundais, créa des tensions entre le Burundi et le Rwanda. A l’heure des putschs et des « révolutions », le « modèle rwandais » et les persécutions subies par les Tutsi au Rwanda suscitent chez ceux du Burundi de fortes suspicions envers tout Hutu « évolué », perçu en potentiel émule de Grégoire Kayibanda, leader du PARMEHUTU. Ces craintes ne peuvent pas être taxées comme « sans fondement » au Burundi, tant les appétits de pouvoir et les raccourcis de pensées politiques existaient de part et d’autre, chez les Hutu comme chez les Tutsi. Elles firent monter dans le pays une tension et des divisions le long du clivage Hutu-Tutsi, sur fond d’une mise à l’écart croissante et réelle des Hutu des fonctions et des services-clés de l’Etat. Sur ces faits, le commandant Ndayahoze parle avec emphase. Pendant longtemps, il avait stigmatisé la futilité de ces rivalités, nulles devant « le grand essor révolutionnaire ». Il ne cessait de souligner la dangerosité de ceux qui les attisaient et dont ils brossaient le profil, renvoyant dos à dos les extrémistes des deux bords :

« D’emblée nous pouvons affirmer sans risque de nous tromper que c’est la classe aisée qui renferme le virus du tribalisme. Effectivement, le mal vient d’en haut. Ce sont des cadres peu méritants qui, pour se maintenir ou pour se hisser à des postes convoités, ont besoin de pistons, d’astuces et d’artifices ; ce sont aussi certains responsables insatiables qui, pour faire aboutir leurs ambitions inavouables, font de la division ethnique une stratégie politique. Alors, s’ils sont tutsi, ils dénoncent, au besoin avec complots tactiques à l’appui, « un péril hutu » à contrer ; s’ils sont hutu, ils dévoilent un« apartheid tutsi » à combattre. Et cela s’orchestre avec une mise en scène diabolique pour que le sentiment prenne le pas sur la raison. » 

Mais au fil des pages et des années, le lecteur prend mesure de l’inquiétude grandissante du commandant qui, de fait, se retrouve, comme haut cadre hutu, de plus en plus esseulé au sein d’une administration et d’une armée peu à peu "purgées" de leurs éléments hutu. Son raisonnement qui méprisa longtemps les aspects de représentation numérique basée sur l’identité à la naissance se résolut progressivement à les admettre comme un mal nécessaire. Ses accusations se font plus insistantes sur l’extrémisme tutsi et les traîtres sont nommés. 

Dans un de ses rapports, il recommande explicitement au Président burundais de veiller à plus d’équilibre entre Hutu et Tutsi dans la répartition des responsabilités dans l’appareil étatique. Car, se résout-il à écrire, « le réalisme politique n’est pas de voir les choses comme elles devraient être, mais de les traiter comme elles sont ». Aujourd’hui, poursuit-il, « le problème est devenu instinctif ». C’est sans doute ce même « réalisme politique » qui, dans sa charge et ses devoirs de Ministre de l’Économie burundaise » le ramène à des sentiments plus amicaux envers le capitalisme. De tribord à bâbord, il désigne la structure économique burundaise comme « capitaliste » et recommande de facturer le « non alignement » : 

« Le réalisme dans notre non alignement positif conseille que notre politique étrangère soit basée sur le profit. Il n’est pas normal que des pays étrangers puissent tirer profit de notre soutien politique sans que notre attitude puisse être compensée par un effort soutenu de ces pays au développement de notre pays. Comme vous l’avez dit, il ne doit y avoir ni geste ni parole gratuits, tout doit être calculé. » 

C’est dans la deuxième partie du Recueil, perdus dans le flot des lettres de l’auteure, publiées sans commentaire, que le lecteur repêchera des compléments d’information précieux sur les circonstances de la mort du Commandant. Sa date exacte demeurera sans doute inconnue pour longtemps encore. Le 30 avril 1972, à trois heures du matin, se souvient Rose, « mon mari, qui dormait à la maison, fut réveillé par un appel téléphonique du chef des Forces Armées, qui lui ordonnait de rejoindre sa base, car on craignait que des troubles n’éclatent dans certains régions. » Dans une autre lettre, elle précise que par la suite, il l’appela deux fois : en arrivant au camp et à 6 heures du matin. Mais elle ne le revit plus jamais. « Il me parla des quelques coups de feu entendus la veille au soir, de la mort du garde du corps de Micombero, de l’antenne de radio abattue et d’un voyage possible à l’intérieur du pays, mais rien au sujet d’une invasion du Burundi par des monarchistes, ni d’un soulèvement hutu. » Cette partie du livre expose les démarches multiples et souvent vaines de l’auteure pour engager le gouvernement de son pays d’adoption, le Canada, dans des enquêtes sur la tragédie de 1972. Les gouvernements du Burundi, sous les présidents Bagaza et Buyoya, eurent aussi leur lot de lettres, toutes convergeant sur une requête en justice pour son mari et pour toutes les familles des victimes du génocide de 1972. 

Manifestement, ce recueil sur « le Commandant Martin Ndayahoze » est publié sans prétention à une reconstitution historique et scientifique du film des événements qui établirait l’innocence d’un homme, de manière péremptoire. Car une opinion le tient pour l’un des cerveaux d’une machination hutu qui, un soir d’avril 1972, n’eût eu d’autre visée que l’extermination des Tutsi, à court ou moyen terme. Pour laver l'honneur du Commandant, ce livre fait davantage, plus sobrement, plus subtilement. Sans commentaire, il livre à l’appréciation souveraine du lecteur la pensée idéologique du Commandant, ses credo sur l’homme et les sociétés, leurs grandeurs et leurs bassesses, les divisions sectaires superfétatoires, le tout exprimé avec la candeur de son temps et de son âge, certes, mais avec une foi et un lyrisme qui forcent le respect et l’admiration. Cette anthologie partage ses doutes, ses confidences au Chef de l’État, en un mot sa bonne foi, d’un bout à l’autre d’une ferveur « révolutionnaire » qui ne s’éteignit définitivement que lorsque son corps reçut l’estocade finale. Les critiques - de l’élite hutu, des jeunesses estudiantines, de la fronde monarchiste, des cadres non originaires de Bururi - faisaient feu de tout bois sur le régime de Michel Micombero, officiellement élevé au rang de « Libérateur du Peuple murundi ». Il était donc plus que vraisemblable que le "Libérateur" fut au centre de conspirations concurrentes pour s’en libérer. Le Commandant Ndayahoze lui-même avait sans doute perdu foi dans le « Guide » de la Révolution. Ce livre et ses écrits adressés en toute bonne foi au « Guide » lui-même en témoignent. Mais jusqu’à ses dernières heures, il est resté dans la démarche d’un citoyen qui, bien que pris de doutes et entre plusieurs feux, garda la posture d’un arbitre, sur ses principes et valeurs perché. 

Ceux qui lui prêtent des pulsions et des plans génocidaires devraient lire ce livre et s’ils s'obstinaient, expliquer à ceux qui honorent la mémoire du commandant – et j’en suis - quelle extraordinaire mutation du comportement et quels troubles psychotiques pouvait-il bien avoir subi pour subitement passer, d’une année à une autre, d’un être aussi réfléchi à un abject génocidaire. Le temps lui rendra son honneur qu’il n’a du reste jamais perdu de la multitude et qu’il reconquerra chez ceux qui ont foi en leurs concitoyens, par-delà les clivages. Quarante-quatre ans après sa mort, les paroles du commandant prolongent leur résonance sur les monts et vallées d’un Burundi retombé dans les affres de la manipulation de la mémoire. Qu’à cela ne tienne ! 

Qui peut témoigner de son innocence mieux que l’homme qui partagea le même bureau que lui jusqu’à la veille de sa disparition, qui occupait des fonctions d’opération militaire lorsque le pays bascula dans le chaos et qui en occupa de plus hautes, par la suite ? « Il était simple, sage et d’une grande intégrité. S’il avait volé quoi que ce soit, je l’aurais su. Lorsqu’au 30 avril 1972, je me rendis au bureau, je demandai ‘Où il est ?’. On me répondit ‘Il est mort !’. Je répliquai ‘Mort comment ? Pourquoi ?’. ‘Mort sur le champ de bataille’ me répondit-on. Plus tard, je fis diligenter une enquête sur son cas personnel. Elle conclut qu'il était totalement innocent ». Dixit Colonel Jean Baptiste Bagaza, Président de la République du Burundi de 1976 à 1987 (Interview recueillie pour l’émission « Menya Intwari » consacrée au Commandant Ndayahoze et diffusée le 30 avril 2008 en synergie par les radio RPA, Isanganiro et Bonesha FM)

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